Elections de l’Ordre des Avocats de Beyrouth, les leçons de la défaite.

Arthur Sarradin
7 min readNov 24, 2021

A l’heure de la plus grosse défaite électorale des forces indépendantes au Liban depuis le soulèvement du 17 octobre 2019, il est temps pour les militants anti-régime de tirer les leçons du fiasco en vue des élections législatives de 2022. Retour sur les dessous de cet échec et sur les menaces qu’il fait peser sur le mouvement.

Dimanche 21 octobre avaient lieu les élections de l’Ordre des Avocats de Beyrouth. Durant celles-ci deux objectifs : la conquête des neufs sièges du Conseil de l’Ordre ainsi que celle du poste de Bâtonnier de l’Ordre des Avocats. Outre l’influence certaine de ce poste dans la vie politique libanaise, les élections des l’Ordre des Avocats comme celles des autres syndicats revêt une importance symbolique capitale. Elle est d’abord l’occasion de prendre le pouls politique d’une partie de la population dans un pays dépourvu d’instituts de sondage. L’occasion également de s’offrir une exposition médiatique d’ampleur non-négligeable étant donné la couverture offerte par l’ensemble des télévisions nationales.

Dans le sillage de la révolution du 17 octobre 2019, les indépendants sont confiants, très confiants. Depuis plusieurs mois déjà, les coalitions opposantes aux partis traditionnels raflent les élections étudiantes et syndicales. Du jamais vu pour ces formations qui ne représentaient il y a encore deux ans qu’une partie résiduelle des votes.

A la rentrée de Septembre, les premières négociations pour la formation des listes indépendantes pour l’Ordre des Avocats de Beyrouth sont ouvertes. Chacun des militants est à cette période galvanisé par la victoire écrasante de la coalition Naqaba Tantafed (Le syndicat se révolte) menée par Aaref Yassine pour l’Ordre des ingénieurs et des architectes, l’un des plus grands syndicats du pays. La victoire paraît d’autant à portée de main que le dernier bâtonnier de Beyrouth élu en 2019 n’est autre que Melhem Khalaf, premier indépendant élu à un tel poste dans le sillage du 17 octobre, la première victoire électorale revendiquée par la révolution.

Deux ans après l’élection de Melhem Khalaf, les indépendants présentent cette fois-ci une liste de septs candidats, unis sous la bannière Nakabetna ( Notre syndicat ). Des milliers d’avocats-électeurs se réunissent à la Maison de l’Avocat de Beyrouth et en milieu d’après-midi quand sont annoncés les résultats du premier tour… aucun indépendant n’est qualifié pour le second. La défaite est écrasante.

« On s’y attendait un peu, ça fait une semaine que je me prépare à ce genre de résultat.» — Militante de Nakabetna

Chacun regarde ses pieds. Dans le cercle des confidences après les résultats, on se demande même s’ il est bon de prendre la parole publiquement dans les jours à venir. Ce que beaucoup semblent penser dans les rangs des indépendants, c’est qu’une telle débâcle aurait pu être évitée.

UNE TROP GRANDE CONFIANCE EN LA VICTOIRE ?

Mais alors qu’a-t-il manqué à Nakabetna pour se hisser au niveau de Naqaba Tantafed ? Et bien sans doute d’abord la lutte, qui est constitutive d’un mouvement se revandiquant de la révolution. En effet Naqaba Tantafed est né d’une union d’un grand nombre de groupes indépendants opposés aux partis traditionnels unis d’abord pour la tenue de leurs élections sans-cesse repoussée. L’ambiance de victoire assurée aux élections de l’Ordre des Avocats à quant à elle eu une conséquence bien précise à l’origine de tous les malheurs de cette campagne : chaque formation indépendante a voulu que son candidat prenne la tête d’une coalition annoncée comme victorieuse.

Cette assurance intéressée à été le moteur d’une incroyable division lors des négociations. Se réunissant très régulièrement entre représentants des forces politiques d’opposition, aucune négociation n’a mené à une véritable tête de liste. Les voix se sont finalement divisées entre Moussa Khoury (candidat radical, ouvertement de gauche et le plus plébiscité par les militants de la révolution) et Ramzy Haykal, candidat plus consensuel et rassembleur selon ses soutiens.

Pour comprendre cette divergence d’allégence, il faut briser deux secrets de polichinelle. Le premier c’est la déception du mandat de Melhem Khallaf. En effet, auprès de nombreux militants, le bâtonnier de l’Ordre élu en 2019 a déçu. On a pointé du doigts son manque d’action, son manque de prise de positions publiques… Alors les indépendants se sont divisés entre un candidat plus radical destiné à aller plus loin que son prédécesseur, et un candidat plus “raisonnable” destiné à reproduire le schéma de la victoire de 2019.

Mais comme une fissure n’arrive jamais sans arborescence, bien d’autres divergence sont venues ralentir le mécanisme des tractations. Second presque-tabou des indépendants : la présence des Kataëb dans les listes de la coalition. Bien que l’ancienne milice phalangiste de la guerre civile dise avoir fait amende honorable et souscrire aux valeurs de la révolution, cela ne passe pas toujours aux yeux de l’opposition. Pour beaucoup, l’opportunisme des Kataëb n’effacera pas leur rôle actif dans l’entretien depuis des décennies du système de corruption à l’origine de la crise actuelle, d’autant que leur présence dans une coalition politique labéllisée “indépendante” briserait le pacte fondateur de la révolution : “Tous veut dire tous”, invitant le vieux monde politique à quitter la scène.

Mais l’alliance avec les Kataëb est alléchante, car ces derniers disposent d’une machine électorale rodée par des années de présence sur la scène politique. Pour des petits mouvements issus de la révolution, les Phalangistes représentent un tremplin pour la victoire et un appui financier difficile à ignorer. C’est cette tentation qui a achevé de diviser les indépendants lors de ces élections.

Mais le rejet des Kataëb est-il aussi allé trop loin ? Car si certains ont en effet refusé de s’allier avec la milice, d’autres sont allés encore plus loin et ont refusé de même tolérer le moindre candidat ayant de près ou de loin un lien avec le parti ou l’un de ses soutiens (comme c’était le cas avec Fadi Masri, candidat proposé sur la liste Nakabetna). D’autant que le rejet ne s’est pas arrêté là : alors que la liste Naqaba Tantafed avait réussi à accepter le soutien public des Kataebs sans les représenter sur leur liste, certains de la liste Nakabetna refuse ce modèle jugé trop consensuel.

Sauf qu’il y a un hic à cette stratégie. Depuis les élections des l’Ordre des ingénieurs, des groupes indépendants ont lié des liens plus étroits avec les Phalangistes. C’est le cas de Ketle, de Minteshrin, de Khat Ahmar… Au yeux d’autres groupes, les voilà eux aussi devenus infréquentables, scellant ainsi la division.

DES EGOS AU COEUR DE LA DEFAITE

Peu de temps avant les élections, les égos des groupes indépendants ont pris de dessus, entre manœuvres de dessous de table et désunion totale. LEs chances de gagner étaitent minces et pour ajouter à la pagaille, la campagne n’est pas vraiment coordonnée avec la machine électorale proposée par Kulluna Irada.

Contrairement à Naqaba Tantafed, les réseaux sociaux sont à peine investis, et peu de réunions publiques ont lieu. Le jour des élections sur le stand de la coalition indépendante on trouve des badges Nakabetna, des badges « Jamelenta »… Tout à l’air confus dans une hétérogénéité de styles et de positions. Il n’en faudra pas plus pour que le très conservatuer syndicat balaye les noms de la liste Nakabetna.

“Le problème c’est les égos de chacun, les autres groupes indépendants ont leur agenda personnel pour les élections”

Cette citation fut celle de beaucoup des représentants des groupes indépendants lors de l’élection. Quant aux soutiens non-engagés dans une formations indépendantes ou bien transfuges dans ces dernières, on juge que l’opposition n’a pas réussi a prioriser autre chose que ses intérêts.

Résultat, le nouveau bâtonnier de Beyrouth est Nader Gaspard, « incolore, inodore » comme le confie une militante. Candidat pour lui-même mais surtout proche d’un peu tous les partis et ayant reçu au second tour les soutiens du CPL jusqu’au Courant du Futur. Nader Gaspard est un candidat du système comme les autres, jouissant de nombreuses relations qu’il ne risque pas de menacer au profit d’un quelconque zèle.

Le symbole de la défaite et d’autant plus grand que Nader Gaspard avait largement perdu face aux indépendants en 2019. Le voilà maintenant revenu triomphalement, alimentant la rhétorique des formations confessionnelles consistant à dire que le vote indépendant est un effet de mode éruptif voué à s’effacer au gré des élections.

Alors le défi est maintenant d’autant plus grand pour les forces issues de la révolution. A devoir convaincre ceux qui ne croyaient pas en eux, les voilà à devoir convaincre ceux qu’ils ont déçus. Car les réseaux sociaux ne les ont pas épargnés : ou les formations anti-régime se réveillent et tirent les leçons de cet échec pour les législatives des 2022 ou la dynamique des intérêts personnels s’accentuant, une défaite cuisante aux législatives de 2022 pourrait sonner leur glas.

“ J’ai milité dans de nombreux groupes indépendants, mais j’ai peur que si on laisse faire ces jeux d’intérêts trop longtemps, les indépendants deviendront un parti comme les autres… Ce sera comme la dix-neuvième confession. Si cela va trop loin j’arrêterais de militer et j’espèrerais qu’une défaite aux législatives fasse le ménage, même si ça compliquerait la confiance à l’avenir dans des forces anti-confessionnelles.” — Militant souhaitant garder l’anonymat

La machine indépendante se fissure, à fleur de peau de ses divisions. A quelques mois des législatives la consolidation reste encore possible tandis qu’un éclatement pourrait laisser derrière lui d’irréparables morceaux.

--

--

Arthur Sarradin
0 Followers

Journaliste et réalisateur au Liban. Documente la révolution et son souvenir loin de factieux et miliciens.